"Allez-y ! Punissez-moi !
Envoyez-moi en colonie, en montagne, à la mer.
Allez-y ! Extrayez-moi ! Bannissez-moi ! Exilez-moi !"
- Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? Loula, tu ne vas pas en colonie, nous partons tous ensemble !
- Ne t’inquiète pas, mamour, on ne va pas te laisser toute seule…
"Je ne veux pas partir, pas de dépaysement
surtout pas de vacances, je ne veux pas de changement !
Je ne veux pas trahir la verve qui me chavire,
gardez vos paysages, reprenez vos voyages.
Je ne veux pas partir, je veux Paris, seulement."
- Parle normalement chérie, s’il te plaît ! Parle normalement, fais-moi plaisir...
- Et prends ton sac, ma puce ! Je ne peux pas tout porter !
"Ici ou là
Je suis l’agent de liaison"
- Elle ne comprend même pas ce qu’elle dit ! Tu ne comprends même pas ce que tu dis ...
- Voyons, arrête ! Laisse-la s’exprimer enfin ! Tu t’étonnes, après, qu’elle fasse des fugues ! Mais si tu ne la laisses jamais parler, c’est normal qu’elle ...
- Pas devant les enfants, tu veux ? Tout à l’heure ...
- Tout à l’heure, nous ne serons pas seuls non plus, nous serons dans le train.
- Tout à l’heure.
"En ville ou à la campagne,
en France ou en Italie,
A Vigevano ou à Issy
Quelle différence ?"
- Qui a la mallette de jeux ?
- C’est moi !
- Fais bien attention à ne perdre aucun pion ...
- On jouera aux petits chevaux, dis ?
- Oui.
- Et la belote, tu m’apprendras à jouer à la belote ?
- Tu es trop petite.
- T’es méchant, tortue, tu dis toujours ça ...
- Je suis pas méchant, c’est comme ça. Loula aussi, elle est trop petite pour la belote.
- C’est parce que tu veux être le seul à jouer avec papa et avec maman.
"Autant d’illusions que je subis ?
Mais je suis Ici
Et, ici, profondément :
C’est toujours Paris"
- C’est très joli ma chérie, mais on doit partir maintenant, d’accord ?
- C’est très joli ? C’est n’importe quoi, oui ! Et toi tu l’encourages, de mieux en mieux. Il faut ramener cette petite dans le réel, dans la ré-a-li-té ! Tiens, porte-la, toi, la mallette de jeux, Loula ! je te nomme "responsable de la mallette". Et chante des comptines, des comp-tines !
-"Pomme de reinette et pomme d'api, tapis, tapis, tapis rouge, pomme de reinette..."
"Je suis le chantre, je suis le chantre, l’agent de li-ai-son.
Je suis le chantre, je suis le chantre, l’agent de li-ai-son..."
15 juillet 1976 + 2ans
Type de document : minutes des mémoires absolues
Auteur fictif : Les Greffiers
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Il a gardé mon carnet. Un carnet que j'avais oublié. Un carnet tracé à l'encre des mers du sud. Papier brun strié. Taché de tous ces cris que j'ai poussés pour le rejoindre. Pour le garder lui - malgré lui, malgré la distance des continents, malgré le temps - en moi.
La souffrance du manque, de la rancune et du regret a cette terrible vertu de piéger la présence de ceux que j'aime dans mon espace intime. Maladie affective qui me ronge et m'épuise. Masochisme spirituel. Substance opiacée produite à même mon cœur et mon âme.
Et vingt ans après, alors que j'ai enfin réussi à l'oublier, lui, le carnet, les mers du sud. Alors que je me crois guérie, il lui suffit d'ouvrir un canal dans le cyberespace, de scanner trois pages du carnet [cuaderno], de me les envoyer là où je ne pouvais pas les attendre [elles viennent d'un temps où le cyberespace n'existait pas, où je n'avais pas encore appris à voyager entre les 3 Espaces, où j'ignorais tout de mon odyssée], pour que je sombre dans la plus terrible des agonies.
Nosotros, los de entonces, ya no somos los mismos.
Et pourtant.
Type de document : carnets personnels
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Référence : Pablo Neruda, Veinte poemas de amor, poème 20
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun