chez élie

Prendre un café chez Élie, sur la terrasse, du mauvais côté de la place du Marché Saint-Honoré, cause circulation de voitures et vue sur le commissariat mais du bon côté cause exposition Nord-Est donc soleil le matin. Prendre un café chez Élie, tu trouveras pas moins cher dans le quartier, 5 F au comptoir, 9 F avec croissant, 20 F p’tit dej complet. Même pas le prix d’une eau chez Colette où pour pousser la porte déjà tu saignes. Prendre un café chez Élie parce que c’est chez lui. Les mégots plein par terre, les allumettes, les papiers de chocolat, le zinc en bois. Tour de manivelle, comme les bacs à bonbons des supermarchés, tu sais à l’entrée, après les caisses ou avant, ça dépend si tu mets ta pièce de 1 franc en entrant ou en sortant. (C’est dingue, c’est impérissable ce truc-là, ça traverse les générations ! Et sans changer ! La couleur, la matière, le design. Les bornes à bonbons seraient-elles les seuls vrais totems des hauts lieux sacrés de la consommation super/hyper/fun marchés ?). Un tintamarre de grains de café, océan mélangé – 14 crus différents – et des bocaux : des bocaux toscane, nuit d’été, amour absolu à Goa, des bocaux madeleines, des bocaux cacahuètes, et des paniers, des paniers brioches, pains aux raisins et mini-croissants, en sus quelques bises puissantes en plein sur le tympan. Élie ! j’ai promis que si le mercure montait à 28 ° celsius (pour avoir la correspondance en Farenheit utilise la formule suivante : tc = (tf - 32) : 1,8 ), je bronzerai sur la terrasse en bikini. En face du commissariat. On a le droit tu crois ? Élie dit que oui [ dikwi ]. Tiens, c’est drôle ça comme nom : Élie DIKWI. Prendre un café chez Élie DIKWI.


Type de document : streetchroniques

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

sortants

.

retranscription

Derushage - retranscription :

Fond de la cour. Code. Ascenseur. Vidéo numérique à la main. 6ème : sous les toits. Je sonne.

Moi : salut, j’ai besoin de toi.

Raphaël voit la caméra.

Moi : je sais pas filmer, l’image est très moche mais c’est pas grave, c’est surtout le son qui m’intéresse. Tu peux me parler de ton copain, le type du kiosque à journaux qui est à Réaumur-Sébastopol ?

Raphaël : attends, tu me prends un peu au dépourvu. Euh...

Il se prépare une cigarette.

Moi : tout sera réutilisé, j’te préviens, même tes hésitations et tes gestes.

Raphaël [le visage appuyé sur ses mains jointes] : c’est pour ça que j’prends mon temps. Euh... [Il se lance] alors, c’est quelqu’un qui a été cireur de chaussures à Istanbul. Il a quitté Paris à 18 ans - Clichy, à 18 ans - et il a été cireur de chaussures à Istanbul, strip-teaseur à Tokyo ; discret sur sa période en Amérique Latine. Il a travaillé à la Nouvelle Orléans…

Moi : ton fantasme le plus total sur ce qu’il a pu faire en Amérique Latine, c’est quoi ?

Raphaël [il se frotte la nuque longuement, il lèche le papier à cigarette] : oui, bon, ben on est un peu nourri des conneries qu’on voit à la télé, alors on imagine une très, très, très, très belle femme, une très belle chilienne [il allume sa cigarette, je réalise que c’est un pétard]...

Moi : ... chilienne ... j’croyais qu’t’avais arrêté;

Raphaël : les chiliennes ?

On rit

Moi : l’herbe

Raphaël : j’espère que tu vas pas l’utiliser parce que j’ai pas envie qu’on voit un crétin de 30 ans se rouler un pétard d’herbe et bafouiller;

Moi : on le verra pas, on le lira;

Raphaël [il s’arrête un instant] : j’suis obligé de l’accepter, je filme les gens.

Moi : hum!

Raphaël : alors j’suis obligé d’accepter. J’crois qu’c’est la première fois, comme ça, qu’on m’prend au dépourvu et j’te remercie, c’est bien, j’suis obligé de faire un effort, de m’tenir…

Moi : ah! Parce que là tu te tiens? ... Et bien, dis-moi, qu'est-ce que c'est quand tu ne te tiens pas ! Bon. Revenons à Christian, c'est moins polémique !

Raphaël : bon, Christian. Il était dans tous les pays du monde, il a des anecdotes extraordinaires, tu te dis que ce type il divague, mais non !

Moi : comment tu as pu vérifier ?

Raphaël : les photographies déjà …

Moi : oui.

Raphaël : beaucoup de photographies, des argentiques, dans des pays différents, des situations différentes, des métiers différents c’est assez incroyable et euh …

Moi : est-ce que tu as vérifié le fait que Christian existait vraiment ?

Raphaël : non ! Ca va me faire chier les questions à la XIU ! Non on va arrêter ! J’me fais un cacao plutôt ! C’est qu’j’ai un film à monter, moi! …

Moi : ok! ok ! Donc vérifié par les argentiques. Et tu l’as rencontré où, toi ?

Raphaël : j’lai rencontré rue Saint Honoré, il vendait des journaux au kiosque devant l’église St Roch, les gens se plaignaient, y’avait plein de journaux de cul, il fumait de l’herbe ; à 6 h du soir y’avait toujours un attroupement : à 18h comme ça, les types sortaient du bureau, cravate et tout, très sérieux, en costume, l’air volontaire ; et en même temps des clodos ; y’avait des étudiants, des fashion victims de chez Colette ; et t’avais des gens différents qui se regroupaient, comme ça, pour écouter le beau parleur - Christian - qui racontait des récits de voyage et c’était immense tout le monde soufflait, sortait du travail ; il fait la même chose maintenant à Réaumur-Sébastopol et la plupart des gens passent et ne l’écoutent pas.

Moi : on l’écoute pas à Réaumur-Sébastopol ?

Raphaël : y’en a 2 ou 3 qui s’arrêtent, des curieux ; tu peux jamais prévoir qui.

Moi : t’as fait des trucs avec lui - toi - après?

Raphaël : ouais, deux films

Moi : deux films ?

Raphaël : ouais, un est monté, il est terminé. 5 minutes. Il s’intitule "Prenez donc une carotte!".

Je ris.

Raphaël : c’est .. bon … c’est un truc bête .. enfin, ça fait pas forcément rire ... et "Entre nous", 65 minutes.

Moi : tu m’as raconté une histoire d’une Bentley avec chauffeur, une femme avec du champagne qui venait voir Christian, c’était quoi ? J’ai dû arranger ça dans mon imaginaire…

Raphaël : oh lalala ! Ouais ouais ouais ... c’est christian qui m’a raconté cette histoire ... mais lui il pourrait te la raconter ! Ce serait extraordinaire ! C’est ça ! Parce que c’est lui, il l’a vécue …

Moi : oui mais moi tu sais j’suis plutôt réservée. Alors me pointer à Réaumur-Sébastopol avec une caméra...

Raphaël : ceci dit - petite parenthèse - je pourrais lui proposer de venir un soir pour prendre l’apéro, je peux filmer, tu peux filmer …

Moi : je peux te filmer en train de le filmer, mais ce qui m’intéresse c’est toi qui raconte Christian et moi qui te raconte …

Raphaël :... ouais ouais d’accord …

Moi : ... racontant Christian …

Moi : pourquoi est-ce qu’il vend des journaux maintenant ? A Réaumur-Sébastopol…

Raphaël : parce qu’il aimerait s’acheter un bateau et se retirer.

Moi : et on gagne assez en vendant des journaux pour se retirer sur un bateau ?

Raphaël : quand on travaille comme un fou et qu’on s’abîme la santé. Oui. Parce que c’est ce qu’il fait. Il a 50 ans, ça fait 5-6 ans qu’il est revenu à Paris et il est enfermé au croisement du boulevard Sébastopol et du bordel du sentier.

Moi : point final.


Type de document : streetchroniques

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

.

Modes lecture
Glossaire
Historique
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.