"Maman, maman "Oui" "J’ai vu la femme du Président du XIU à la télévision !" "Ah" "Elle se faisait faire une prise de sang en direct" "Ah bon, pourquoi ?" "Pour montrer à tout le monde qu’il faut se faire dépister pour le sida".
Je suis très impressionnée et étonnée. Je commence une de ces diatribes délirantes dont j'ai la mauvaise et incontrôlable manie "C’est génial ! Très courageux ! Très engagé ! Elle dissocie la maladie d’une population à risque, là je suis impressionnée ! Bravo !"
Ma fille m’interrompt avec un grand éclat de rire "Arrête, arrête ! C’est pas vrai : je me moque de toi ! Tu gobes vraiment tout !" "Oh ! c’est dommage ! C’était une super idée. Je suis déçue." "Et au fait, maman ... toi, tu l'as fait récemment le test ?".
Je la regarde, elle a douze ans, de l’humour, de la diplomatie. Je m’assieds, abasourdie et fière. Secouée aussi. Quelle terrible lucidité lui est si tôt imposée par une époque où amour, plaisir et mort sont devenus indissociables. Où le visage de l'autre est autant celui du danger que celui du réconfort. Où les risques s'insinuent entre chaque velléité d'espoir. Où s'unir est devenu un périple physique, psychologique, éthique, social.
La voilà, la réalité : elle se construit dans cette perception-là, dans cet imaginaire-là, dans cette distribution. Moi au moins j'ai grandi dans les poussières résiduelles de la libération sexuelle.
Rue du Figuier, en face de la bibliothèque Forney – centre médico-social - dépistage gratuit et anonyme du virus HIV et de l’hépatite B. Juste devant l'entrée, deux magnifiques figuiers, vieux, majestueux, enracinés dans le bitume.
Type de document : streetchroniques
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Capitaine L
Je ne suis pas conteuse, je suis scripte. J’aime parfois les mots que je combine et m’entends – incrédule – les prononcer. Plus encore : je les redoute, je les regrette.
Loula
Je ne suis pas scribe. Je suis rhapsode. J’aime parfois les mots qu’on me lit et m’entends – orgueilleuse – les rehausser. Les incarner. Plus encore : je les goûte, je les guette.
Capitaine L
Mon écriture – quand elle s’étire et se tresse - me conforte et me protège. J’aimerais dire : laissez-moi me taire et lisez, s’il vous plaît.
Loula
Ecrire je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Seulement déclamer.
Capitaine L
Dire je ne peux pas. Je ne peux pas savoir. Seulement graver.
Loula
Mais pour qui chanter désormais ? Pour les séquences binaires ? Les pulses et les switchs ?
Capitaine L
Et pour qui tracer si rien ni personne ne me relaie?
Loula
Ma voix s’est tue, elle ne dit plus Paris, elle ne crie plus sa faune, elle ne cerne plus ses plans. Je m'étiole. Je m’éteins. Je vous en prie, préservez-moi, écoutez-moi ! Je suis si loin entre les chiffres, les bips et les points. Je ne suis ni son ni image, je suis parole, parole. M’entendez-vous ? Entendez-vous mon murmure endeuillé qui sourd depuis la face cachée ?
Capitaine L
Mon encre se fossilise dans sa solitude. Je vous en supplie : lisez-moi, vivez-moi. Donnez-moi le droit de calligraphier dans l’immensité des bibliothèques, des rues et des librairies, de porter mes cargaisons, mes passagers et mes équipages et de délivrer, de délivrer tous ces mots à naître que ma main, mes yeux et mes oreilles creusent à ciel ouvert. Ecrire est mon urgence.
Loula et Capitaine L
Sans toi qui suis-je ?
Type de document : minutes des mémoires absolues
Auteur fictif : Les Greffiers
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun