Capitaine L
Quand je défaille et quand je doute, les graphes seuls m’apaisent. Etrange puissance des dictionnaires, des stylos et des ombres numériques. Quelle est cette vertu de l’écrit, Loula ? Toi qui frayes au-delà du lire et de l’alphabet, dis-le moi.
Loula
Je ne sais pas.
Je ne peux pas savoir.
Je suis un griot.
Je ne sais que le récit.
Capitaine L
Alors récite.
Loula
D’abord, il y a cet effilement, qui exige de ne jamais remettre. Ne pas croire un seul instant à l’instant suivant. Il faut suivre, partir, tout dire. Jamais garder. Obéir.
Capitaine L
Honnêteté.
Loula
Ensuite, il y a cette curiosité du sentir. Collectioner toutes les irruptions, toutes les effractions, entailles et sursauts.
Capitaine L
Rigueur de l’instinct.
Loula
Et puis, il faut les trouver. Lui, le mot, qui échapperait aux règles. Elle, la parole, qui ouvrirait le sens sans l’imposer.
Capitaine L
Toujours évoquer. Jamais montrer.
Loula
Je ne peux dire que ce que j’ai dit.
Type de document : minutes des mémoires absolues
Auteur fictif : Les Greffiers
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Capitaine L
Je ne suis pas conteuse, je suis scripte. J’aime parfois les mots que je combine et m’entends – incrédule – les prononcer. Plus encore : je les redoute, je les regrette.
Loula
Je ne suis pas scribe. Je suis rhapsode. J’aime parfois les mots qu’on me lit et m’entends – orgueilleuse – les rehausser. Les incarner. Plus encore : je les goûte, je les guette.
Capitaine L
Mon écriture – quand elle s’étire et se tresse - me conforte et me protège. J’aimerais dire : laissez-moi me taire et lisez, s’il vous plaît.
Loula
Ecrire je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Seulement déclamer.
Capitaine L
Dire je ne peux pas. Je ne peux pas savoir. Seulement graver.
Loula
Mais pour qui chanter désormais ? Pour les séquences binaires ? Les pulses et les switchs ?
Capitaine L
Et pour qui tracer si rien ni personne ne me relaie?
Loula
Ma voix s’est tue, elle ne dit plus Paris, elle ne crie plus sa faune, elle ne cerne plus ses plans. Je m'étiole. Je m’éteins. Je vous en prie, préservez-moi, écoutez-moi ! Je suis si loin entre les chiffres, les bips et les points. Je ne suis ni son ni image, je suis parole, parole. M’entendez-vous ? Entendez-vous mon murmure endeuillé qui sourd depuis la face cachée ?
Capitaine L
Mon encre se fossilise dans sa solitude. Je vous en supplie : lisez-moi, vivez-moi. Donnez-moi le droit de calligraphier dans l’immensité des bibliothèques, des rues et des librairies, de porter mes cargaisons, mes passagers et mes équipages et de délivrer, de délivrer tous ces mots à naître que ma main, mes yeux et mes oreilles creusent à ciel ouvert. Ecrire est mon urgence.
Loula et Capitaine L
Sans toi qui suis-je ?
Type de document : minutes des mémoires absolues
Auteur fictif : Les Greffiers
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun