les marées

Elle ne se réveille pas seule.
Loula, Luna, Ludivine, Coquine ne se réveille pas toute seule sur le quai de Conti en face du Grand Io. Il la regarde très fort, très doux. La regarde de ses yeux bleus. Des yeux qui n’ont pas de bord. Oui, c’est vrai. Ses yeux ne finissent pas. On dirait que, de chaque côté, ils s’ouvrent vers l’air ou la Seine ou plus loin encore. Et elle se dit "j’ai trouvé ma géographie, elle est aérienne et maritime, étendue, fluide". Elle comprend tout de suite Loula, Luna, Ludivine, coquine, que ces yeux-là ont trop d’espace pour s’amarrer à un bollard. Elle sait aussi que les jours de tempête, ils doivent devenir noirs et s’emballer. Dangereux même. Mais elle n’est pas surprise, Loula, devant ces yeux-là. Les avait-elle rêvés dans son bivouac ? Elle n’a pas peur non plus. Elle a appris à nager l’été dernier au Grau-du-roi. Seulement, elle se demande à quel rythme ondulent les marées...

Les marées ... oui, c’est vrai. Quand, attiré par la nuit, l’océan se retire, il ne va jamais bien loin. Il suffit d’attendre son retour, de rester sur la plage et de construire des façades ensablées qu’il inondera sans se soucier du temps passé. Elle ne se demande pas si elle en a envie. De toutes les façons, elle n’est pas bâtisseuse, ni de sable ni de pierre. Elle est conteuse, collectionneuse, forcément voyageuse. Pour elle, les couleurs océanes sont des promesses, pas des menaces. Plutôt flotter que s’enraciner. Encore mieux : s’envoler. Peut-être les vagues la porteront-elles au ciel ? Sac. Peut-être les vagues la ramèneront-elles à terre ? Ressac. Peut-être se lassera-t-elle de l’océan qui rend sa peau saline et ses boucles rugueuses. Il est tant de clairières, tant de pentes, tant de sommets. Elle ne se demande pas si elle en a envie. De toutes les façons, c’est comme ça. Il est là, près d’elle sur le quai. Il la regarde. Et elle aime ça.


Type de document : chants des griots

Auteur fictif : Griotte

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

sortants

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personne, jamais

« Le chemin vers le Gardien doit passer par le Mont Cimmer. Trouvez le Mont Cimmer et vous trouverez le Gardien. », m'a ordonné Valérian.

Que pouvais-je répondre à cette injonction dont l’absolue impossibilité dictait les termes d’une condamnation à l’errance perpétuelle ?

Sur ses ordres, je me suis baigné dans la Rivière Sérendipité, j’ai approché et suivi le Fleuve Léthé, j’ai traversé l’infernale Zone Climatique des Rois et, miracle dont rêvent tous les Voyageurs, je vous ai même trouvé vous, très cher, très respecté ami, vous et votre sublime demeure de Toscane.

Mais le Mont Cimmer, Dottore !, le Mont Cimmer.

PERSONNE, JAMAIS, N’A TROUVE LE MONT CIMMER.

A chaque génération, quelques fous se perdent dans cette quête extravagante et sans espoir : qui au nom d’une intuition ou d’un rêve, qui sur la foi d’une carte cimmérienne récemment découverte dans quelque endroit mystérieux, qui pour prouver la suprématie d’un nouveau type de vortex.

Veut-il, par cet ordre, me signifier ma mise à pied ? Cherche-t-il à m’éloigner du Gardien ? S’agirait-il d’une épreuve par laquelle il teste mon obéissance à la Cause du Jeu et à l’Ordre ?

Ou bien … ou bien... mais je n’ose l’écrire, pas même à vous, pas même par l'intermédiaire de cette voie de communication sécurisée... ou bien veut-il délibérément m’écarter et me perdre, de peur que je n’aboutisse.

Mais pourquoi craindrait-il que j'aboutisse ?

Par rivalité ? Veut-il m'empêcher de devenir Celui par qui la Migration aura lieu ?
Par peur ? Redouterait-il de voir l’Univers des 3 Espaces changer ou s’effondrer ?
Par méfiance …

Oui. La méfiance, sans aucun doute.

Envoyer un homme au Mont Cimmer, n’est-ce pas déceler en lui le Cimmérien ?

En effet, qui peut — dans l'esprit d'un Dignitaire tel que Valérian, un décideur confortablement installé dans son bureau, penché sur les études et planifications, absorbé par l’esthétique du Jeu — qui peut atteindre les lieux les plus dangereux, les plus reculés ou convoités de Kiméria et de Numer, si ce n’est un Cimmérien ? Or je les atteins. Je les atteins, tous, toujours.

Mon zèle, mon dévouement et surtout mes succès auraient-ils fini par me rendre suspect ?

Je le sais, Dottore, je le sais, ma pensée tourne à l’obsession et altère cette lucidité sereine que vous m’enseignez, vous le plus grand des Adeptes.

Mais que puis-je y faire ? Je suis impuissant : ce doute sur la réalité de mon identité m’assaille sans trêve et se nourrit de tout.

Dans chacun de leurs regards et propos je me demande : « Me soupçonnent-ils ? Savent-ils ? Pire ! Peut-être, l’ont-ils toujours su ! Peut-être m’ont-ils choisi, moi, à ce poste, à la tête de l’APO, peut-être m’ont-ils confié la mission de retrouver le Dernier Gardien, pour cette terrible raison ! Parce qu'ils savent que j'ai le don du Voyage, que je suis un Nomade. Moi, Sgarideni, héritier d'une lignée longue et honorable d'Adeptes, moi, je suis un Nomade... Mais, tous les nomades ne sont pas cimmériens...»

Quelle confiance inouïe je vous fais là, mon ami, en vous révélant une fois de plus les tribulations inquiètes de mon esprit.

Quoique… il est certain que vous écrire est encore plus sûr que d’écrire dans ce carnet intime que je porte toujours contre ma poitrine. On peut m’interpeller et le saisir. En revanche, personne ne pourra ni ne voudra jamais pénétrer votre cabinet de correspondance protégé au plus sûr de votre demeure sacrée.

Aidez-moi, je vous en prie, aidez-moi à savoir si en moi, dans mon passé, mon origine, mon essence est tapi l’ennemi. Suis-je Cimmérien ?

Dans ce cas, je ferai ce qui doit être fait : je livrerai ce Cimmérien à la Cause de la façon la plus efficace qui soit, je le libérerai et le laisserai me guider jusqu’au Gardien.

Car c’est cela que j’entends dans l’ordre insidieux que m’a donné Valérian : « Trouvez le Cimmérien en vous et vous trouverez le Gardien ; vous êtes le Mont Cimmer, vous êtes le Récit, vous êtes un gardien, vous êtes peut-être même LE Gardien, le prochain Gardien, le Successeur. »

Et si tel était le cas, croyez-vous, Dottore, croyez-vous que je saurais rester fidèle à mon souffle vital d’Adepte et que j’arriverais — en acceptant mon destin— que j’arriverais à remettre les clés des 3 Espaces aux dignitaires de l'Ordre ?

La boucle serait alors bouclée, Nomades et Adeptes seraient réunis dans cette transmutation, dans cet abandon de l’ultime Gardien au Symbion lui-même.

Ah, comme je voudrais que mon esprit se vide. Comme je voudrais cesser ce délire faible et inutile.

Vous seul, vous seul, pouvez m’apaiser. Ouvrez, je vous en prie, ouvrez ce vortex qui m’emmène jusqu’à vous. Ouvrez-le au plus vite...

Au Dottore Pi






Type de document : correspondances

Auteur fictif : Sgarideni

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : CL

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

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