j'avance

J’avance. Je ne peux pas reculer. Il n’y a que l’avant, jamais d’arrière. Impossible de me retourner. Le concept même de retour ou de passé est inaccessible. Ceux d’ici l’ignorent. Comment pourraient-ils concevoir l’inconcevable.

Peut-on seulement parler de temps dans cet espace absolument linéaire où l’on est insondablement poussé en avant ?

L’arrêt et le mouvement sont les deux positions.
L’ici et l’ailleurs.
Les lignes avancent parallèles sans jamais se toucher.
Parfois une mutation, une rupture, un saut, une fissure, un effondrement, une aspiration. Pour se retrouver à côté, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours plus loin.

Le cheminement se fait côte-à-côte sans se heurter, puis l’on se perd.

Seul le point de fuite, devant. Pas de tectonique. Pas d’axonométrie.
Des simultanéités qui s’ignorent.

Lieu de l’oubli et de l’ignorance. De la solitude et de l’espoir : « plus loin peut-être, je me souviendrai. »

Lieu de promesse : « plus loin peut-être, je serai ici et alors naîtra brièvement l’idée du passé. »


Type de document : journaux de bord

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : CL

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

retranscription

Derushage - retranscription :

Fond de la cour. Code. Ascenseur. Vidéo numérique à la main. 6ème : sous les toits. Je sonne.

Moi : salut, j’ai besoin de toi.

Raphaël voit la caméra.

Moi : je sais pas filmer, l’image est très moche mais c’est pas grave, c’est surtout le son qui m’intéresse. Tu peux me parler de ton copain, le type du kiosque à journaux qui est à Réaumur-Sébastopol ?

Raphaël : attends, tu me prends un peu au dépourvu. Euh...

Il se prépare une cigarette.

Moi : tout sera réutilisé, j’te préviens, même tes hésitations et tes gestes.

Raphaël [le visage appuyé sur ses mains jointes] : c’est pour ça que j’prends mon temps. Euh... [Il se lance] alors, c’est quelqu’un qui a été cireur de chaussures à Istanbul. Il a quitté Paris à 18 ans - Clichy, à 18 ans - et il a été cireur de chaussures à Istanbul, strip-teaseur à Tokyo ; discret sur sa période en Amérique Latine. Il a travaillé à la Nouvelle Orléans…

Moi : ton fantasme le plus total sur ce qu’il a pu faire en Amérique Latine, c’est quoi ?

Raphaël [il se frotte la nuque longuement, il lèche le papier à cigarette] : oui, bon, ben on est un peu nourri des conneries qu’on voit à la télé, alors on imagine une très, très, très, très belle femme, une très belle chilienne [il allume sa cigarette, je réalise que c’est un pétard]...

Moi : ... chilienne ... j’croyais qu’t’avais arrêté;

Raphaël : les chiliennes ?

On rit

Moi : l’herbe

Raphaël : j’espère que tu vas pas l’utiliser parce que j’ai pas envie qu’on voit un crétin de 30 ans se rouler un pétard d’herbe et bafouiller;

Moi : on le verra pas, on le lira;

Raphaël [il s’arrête un instant] : j’suis obligé de l’accepter, je filme les gens.

Moi : hum!

Raphaël : alors j’suis obligé d’accepter. J’crois qu’c’est la première fois, comme ça, qu’on m’prend au dépourvu et j’te remercie, c’est bien, j’suis obligé de faire un effort, de m’tenir…

Moi : ah! Parce que là tu te tiens? ... Et bien, dis-moi, qu'est-ce que c'est quand tu ne te tiens pas ! Bon. Revenons à Christian, c'est moins polémique !

Raphaël : bon, Christian. Il était dans tous les pays du monde, il a des anecdotes extraordinaires, tu te dis que ce type il divague, mais non !

Moi : comment tu as pu vérifier ?

Raphaël : les photographies déjà …

Moi : oui.

Raphaël : beaucoup de photographies, des argentiques, dans des pays différents, des situations différentes, des métiers différents c’est assez incroyable et euh …

Moi : est-ce que tu as vérifié le fait que Christian existait vraiment ?

Raphaël : non ! Ca va me faire chier les questions à la XIU ! Non on va arrêter ! J’me fais un cacao plutôt ! C’est qu’j’ai un film à monter, moi! …

Moi : ok! ok ! Donc vérifié par les argentiques. Et tu l’as rencontré où, toi ?

Raphaël : j’lai rencontré rue Saint Honoré, il vendait des journaux au kiosque devant l’église St Roch, les gens se plaignaient, y’avait plein de journaux de cul, il fumait de l’herbe ; à 6 h du soir y’avait toujours un attroupement : à 18h comme ça, les types sortaient du bureau, cravate et tout, très sérieux, en costume, l’air volontaire ; et en même temps des clodos ; y’avait des étudiants, des fashion victims de chez Colette ; et t’avais des gens différents qui se regroupaient, comme ça, pour écouter le beau parleur - Christian - qui racontait des récits de voyage et c’était immense tout le monde soufflait, sortait du travail ; il fait la même chose maintenant à Réaumur-Sébastopol et la plupart des gens passent et ne l’écoutent pas.

Moi : on l’écoute pas à Réaumur-Sébastopol ?

Raphaël : y’en a 2 ou 3 qui s’arrêtent, des curieux ; tu peux jamais prévoir qui.

Moi : t’as fait des trucs avec lui - toi - après?

Raphaël : ouais, deux films

Moi : deux films ?

Raphaël : ouais, un est monté, il est terminé. 5 minutes. Il s’intitule "Prenez donc une carotte!".

Je ris.

Raphaël : c’est .. bon … c’est un truc bête .. enfin, ça fait pas forcément rire ... et "Entre nous", 65 minutes.

Moi : tu m’as raconté une histoire d’une Bentley avec chauffeur, une femme avec du champagne qui venait voir Christian, c’était quoi ? J’ai dû arranger ça dans mon imaginaire…

Raphaël : oh lalala ! Ouais ouais ouais ... c’est christian qui m’a raconté cette histoire ... mais lui il pourrait te la raconter ! Ce serait extraordinaire ! C’est ça ! Parce que c’est lui, il l’a vécue …

Moi : oui mais moi tu sais j’suis plutôt réservée. Alors me pointer à Réaumur-Sébastopol avec une caméra...

Raphaël : ceci dit - petite parenthèse - je pourrais lui proposer de venir un soir pour prendre l’apéro, je peux filmer, tu peux filmer …

Moi : je peux te filmer en train de le filmer, mais ce qui m’intéresse c’est toi qui raconte Christian et moi qui te raconte …

Raphaël :... ouais ouais d’accord …

Moi : ... racontant Christian …

Moi : pourquoi est-ce qu’il vend des journaux maintenant ? A Réaumur-Sébastopol…

Raphaël : parce qu’il aimerait s’acheter un bateau et se retirer.

Moi : et on gagne assez en vendant des journaux pour se retirer sur un bateau ?

Raphaël : quand on travaille comme un fou et qu’on s’abîme la santé. Oui. Parce que c’est ce qu’il fait. Il a 50 ans, ça fait 5-6 ans qu’il est revenu à Paris et il est enfermé au croisement du boulevard Sébastopol et du bordel du sentier.

Moi : point final.


Type de document : streetchroniques

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

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